Interview du mois avec Dragomir Vucenovic: «Trouver le bon chemin est le secret de la vie»
par Bernard Bovigny

beb - Dragomir Vucenovic, âgé de 83 ans, montre dans son ouvrage «Zug um Zug: 20 Jahre Schweizer Schach-Senioren-Mannschaft» quels chemins peuvent mener au but, dans la vie comme devant l’échiquier.
Uitikon. Chliwisstrasse. Un dimanche matin à 10h. Dragomir Vucenovic me salue devant sa maison et, en entrant, demande directement: «Allons-nous sortir les pièces d’échecs?» Je réponds: «Bien entendu». Car l’entretien va porter sur le jeu d’échecs et sur son ouvrage «Zug um Zug: 20 Jahre Schweizer Schach-Senioren-Mannschaft» («Coup par coup: 20 ans avec l’équipe d’échecs des Seniors suisses». «Quel rapport avez-vous avec les échecs? Que signifie ce jeu pour vous?», veut-il savoir. Et je lui raconte ma propre histoire avec les échecs, qui comprend des coups comme la mort, la tristesse et le combat pour la survie.
Et vous, qu’en pensez-vous, Monsieur Vucenovic?
La vie est un combat. Il faut se battre. Le sens de ma vie repose sur ces trois lettres: CHF.
CH comme Suisse, mais je ne sais pas ce que signifie le F. Dites-le moi.
C pour créativité, H pour humanité et F pour famille. Elles font partie de ma vie.
Dragomir Vucenovic raconte sa vie et son combat. Durant la Seconde guerre mondiale, sa famille aisée a dû fuir de Bosnie vers la Serbie. Une tante l’accueille à Belgrade et ils logent à six dans un appartement de 45 m2. Jeune homme, il a fait la queue pendant des heures pour obtenir un peu de sucre ou de farine. La famille Vucenovic a dû tout recommencer. D’autres difficultés se sont ajoutées. Les communistes au pouvoir se sont montrés très critiques à l’égard des familles d’origine bourgeoise.
Vous avez donc vécu de très près la lutte pour la survie.
Un jour, mon père et ma tante ont été emmenés par les autorités communistes. J’ai senti une fois de plus que nous étions en danger de mort. Un ami a risqué sa vie pour les sauver. Il s’est battu avec succès pour leur survie.
Dragomir Vucenovic et ses parents ont survécu à la guerre. Les histoires sont une mosaïque de la vie, explique l’homme de 83 ans, qui évoque encore d’autres événements, d’autres étapes dans sa vie. Après le collège à Belgrade, il termine ses études à 23 ans et devient ingénieur électricien diplômé. Il vient en Suisse en 1966, un pays où le père d’un collègue d’études appréciait les conditions de travail et de vie.
Quelle est la plus grande différence que vous ayez rencontrée entre l’ex-Yougoslavie et la Suisse?
De mon point de vue, en Suisse on trouve la tranquillité et le respect. En plus de l’être humain, sa propriété est aussi respectée. Je n’ai jamais trouvé ces qualités en Yougoslavie.
Dragomir Vucenovic est marié, il a deux enfants adultes et quatre petits-enfants. Il considère la Serbie comme sa mère-patrie, alors que la Suisse est devenue sa patrie.
Que vous vient-il à l’esprit lorsque vous pensez à la Suisse?
Les trois C.
Que signifient-ils?
Commander, contrôler et corriger.
Il est conscient que cette description comprend une forte consonnance militaire. Il s’en tient quand même.
Pouvez-vous être plus précis?
Dans la vie, je me suis toujours fixé des buts. Et ensuite on se met en chemin pour les atteindre. Il est effectivement beaucoup plus simple de se fixer un but que de l’atteindre. Ce qui est alors déterminant, c’est de se poser la question: Est-ce que je suis sur le bon chemin?
Et si ce n’est pas le cas?
Alors il faut effectuer des corrections.
Au long de l’entretien, je remarque que le terme «commander» n’est pas pris au sens militaire. Il souhaite que les êtres humains se commandent eux-mêmes et en particulier se donnent des buts et avancent grâce à leur propre discipline. Durant ses deux premières années en Suisse, il a travaillé à la fabrique de machines de l’entreprise Oerlikon, il a dirigé un ambitieux projet industriel en Islande puis a accumulé de nouvelles expériences professionnelles dans la firme informatique Univac et a bâti un réseau informatique à travers le monde pour l’UBS. Sa femme, qu’il a rencontrée en Suisse, est aussi ingénieur électricienne diplômée. Elle a été une programmatrice talentueuse dans le traitement des données électroniques dans la même grande banque.
Et comment s’est déroulée votre carrière aux échecs?
Un événement inoubliable a été ma sélection pour les Olympiades d’échecs à Lucerne en 1982. J’ai pu jouer avec la deuxième équipe suisse
Dragomir Vucenovic avait reçu le passeport suisse deux ans auparavant et c’était pour lui un honneur d’être aligné et de se battre pour la Suisse. Il a réalisé 4½ points en sept rondes. Il cite toutes les dates, les points et même certaines positions à l’échiquier sans recourir à des notes.
Comment faites-vous ça?
Ma mémoire est ainsi faite que je classifie chaque année. Il en résulte que cela fait de l’ordre. C’est une forme de pensée et d’enregistrement systématiques qui rend l’analyse possible et la facilite.
Pouvez-vous donner un exemple?
Je tiens un journal sur tous les voyages que j’entreprends avec ma femme. Ou encore: je consigne le plus important par écrit dans des tableaux, pour avoir plus rapidement une vue d’ensemble et mieux garder le tout en mémoire.
En plus d’une mémoire exceptionnelle, qu’est-ce qui vous aide encore dans la pratique des échecs?
La focalisation sur le jeu. Je parviens à me concentrer de telle façon que je peux littéralement plonger dans le jeu. Il m’est aussi arrivé d’avoir trouvé des coups gagnants durant mon sommeil.
Sur quels autres aspects êtes-vous attentifs quand vous jouez aux échecs?
De mon point de vue, le plus important est d’avoir une bonne stratégie. Une question essentielle est: comment puis-je renforcer ma position? Et il faut toujours faire attention de ne pas se laisser entraîner sur une fausse route. Autrement dit: reconnaître que l’on est sur un mauvais chemin et en sortir.
Le thème du chemin est omniprésent dans son récit. Son chemin de vie l’a mené en Suisse alors que l’Amérique était une option. Mais sa femme Gordana est parvenue à le convaincre de choisir la Suisse. Par la suite, il a lancé une équipe d’échecs des Seniors suisses qu’il a dirigée durant 20 ans avec Peter Hohler. Son livre, qu’il a imprimé en 60 exemplaires à Belgrade, contient d’innombrables tabelles, parties, comptes-rendus et photos. Il s’agit d’un ouvrage à l’intention de ses amis et compagnons de route. Il est très structuré et contient des victoires et défaites historiques. Dragomir Vucenovic raconte des anecdotes de telle façon que le lecteur a toujours envie de découvrir la suivante. Un exemple: Lorsque, au 2e échiquier de son équipe, il joue un coup imprécis, le Grand-Maître Viktor Kortchnoï va vers la femme de Dragomir et lui dit que son mari devrait enfin étudier les principaux livres.
Que vous vient-il encore à l’esprit lorsque vous pensez à Viktor Kortchnoï?
Sa présence et ses capacités nous ont motivés à donner le meilleur de nous-mêmes à l’échiquier.
Enfant, Dragomir Vucenovic n’était pas emballé par les échecs. Son père l’y a initié alors qu’il avait six ans. Mais il était plus intéressé par des sports comme le football ou le tennis de table. A 18 ans, il remporte le Championnat serbe juniors. Cela le convainc de s’adonner plus intensément aux échecs. Il s’ensuit des victoires, des défaites et autres événements importants qui restent gravés dans sa mémoire.
Pouvez-vous nous raconter quelque chose de votre carrière?
En 1956, la Yougoslavie jouait à Belgrade contre l’Union soviétique. Le président du Club d’échecs de Zürich de l’époque Alois Nagler fonctionnait comme arbitre. Je n’ai jamais oublié sa manière de maintenir le calme et l’ordre dans la salle de tournoi.
Dragomir Vucenovic montre à l’échiquier la position qui a entraîné un tumulte dans la salle. Les émotions étaient devenues presque incontrôlables. Deux nations animées par l’ambition s’affrontaient. Seule comptait la victoire. Alois Nagler est parvenu à apaiser les esprits, à éclaircir la situation à l’échiquier et à garder le contrôle du tournoi.
Qu’y avait-il donc de si spécial dans cette partie?
Dans la partie de Borislav Ivkov avec les blancs (Yougoslavie) contre Efim Geller avec les noirs (Union soviétique), les blancs ont entraîné le roi adverse dans un réseau de mat. Dans ce moment critique, les noirs ont tenté de sortir un dernier truc de leur manche en menaçant le roi blanc d’un mat du couloir en un coup. Pour le parer, les blancs ont poussé le pion g2 en g4 en vue de libérer une case de fuite pour leur roi. Les noirs ont répondu en bougeant leur cavalier f5 en h4 pour contrôler la case g2. Les blancs n’ont pas pris garde et ont poursuivi leur attaque de mat. Les noirs ont alors maté le roi blanc. Ivkov a eu un choc et le public a fortement réagi dans la salle. L’arbitre Alois Nagler est intervenu et a calmé le public avec des gestes d’apaisement et un aimable sourire. Puis, avec des paroles de consolation, il a pris connaissance de ce qui s’est passé dans la partie. D’abord j’étais aussi sous le choc, mais après la réaction de l’arbitre j’ai été tellement impressionné que cette «pièce de théâtre» est restée longtemps dans ma mémoire.
La phrase finale de son livre sort également de l’ordinaire: «A travers les années, nous avons appris – comme dans la vie – que la collaboration et la compréhension les uns envers les autres sont déterminantes.»
Voulez-vous ajouter quelque chose?
Chacune et chacun peut faire des fautes. Si l’on veut émettre une critique, il est important de choisir ses termes de telle façon qu’il en ressorte des éléments positifs. Nous savons que nous pouvons tirer beaucoup d’enseignements de la défaite.
A ma demande, Dragomir Vucenovic note sur une feuille trois parties parmi les plus marquantes. L’une d’elles a été jouée récemment contre un joueur coté à 2310 Elo. En finale, le senior de 83 ans a échangé sa tour contre un cavalier, a contrôlé le centre, n’a laissé aucune chance de menace contre sa défense, a mis la pression sur la position adverse avec un fou, l’a centralisé, a coincé le roi adverse, a créé une menace de mat, a poussé un pion vers la promotion et a finalement serré la main que son adversaire a tendu pour abandonner.
Je reste fasciné par votre partie et en particulier par votre fou.
Trouver le bon chemin est le secret de la vie.
Interview: Graziano Orsi
Traduction: Bernard Bovigny
Dragomir Vucenovic en personne
Domicile: Uitikon (ZH).
Date de naissance: 25 mars 1941.
Profession: ingénieur électricien diplômé et organisateur diplômé fédéral
Titre: Maître FIDE.
Clubs: SG Zürich, UBS Zürich, Seniors Suisses des Échecs.
Cotation Elo: 2111.
Palmarès: Champion du monde ACO (Amateur Chess Organisation) 65+ en 2023, champion suisse seniors 2001, 2004, 2006, 2007, 2011, 2012.
Joueur d’échecs préféré: Paul Keres («Il était 'l’éternel deuxième’»).
Livres préférés: «Medicus» de Noah Gordon et «Le manuel des finales» de Mark Dworetzki.
Le secret des échecs en 4 lettres: SMIT
S = Stratégie
M = Motivation
I = Intuition
T = Tactique